dimanche 12 février 2012

La Cité des Dames Christine de Pisan

Christine de Pizan écrivant dans sa chambre (1407) Domaine publique

(...)
XIX. Ici finit le livre de la Cité des Dames. christine s’adresse aux femmes.

Remercions le Seigneur, mes très vénérées dames ! Car voici notre Cité bâtie et parachevée. Vous toutes qui aimez la vertu, la gloire et la renommée y serez accueillies dans les plus grands honneurs, car elle a été fondée et construite pour toutes les femmes honorables – celles de jadis, celles d’aujourd’hui et celles de demain. Mes très chères sœurs, il est naturel que le cœur humain se réjouisse lorsqu’il a triomphé de quelque agression et qu’il voit ses ennemis confondus. Vous avez cause désormais, chères amies, de vous réjouir honnêtement sans offenser Dieu ni les bienséances, en contemplant la perfection de cette nouvelle Cité qui, si vous en prenez soin, sera pour vous toutes (c’est-à-dire les femmes de bien) non seulement un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis. Vous pouvez voir que c’est toute de vertus qu’elle a été construite, matériaux en vérité si brillants que vous pouvez toutes vous y mirer, en particulier dans les hautes toitures de l’édifice (c’est-à-dire en cette dernière partie), mais il ne faudrait pas pour autant dédaigner ce qui vous concerne dans les autres parties. Mes chères amies, ne faites pas mauvais usage de ce nouveau matrimoine, comme le font ces arrogants qui s’enflent d’orgueil en voyant multiplier leurs richesses et croître leur prospérité. Suivez plutôt l’exemple de votre Reine, la Vierge Souveraine, qui lorsqu’elle apprit le suprême honneur qu’elle aurait de devenir la Mère du fils de Dieu, s’humilia d’autant plus en se réclamant la chambrière du Seigneur. Puisqu’il est vrai, chères amies, que plus une personne abonde en vertus, plus elle est humble et douce, puisse cette Cité vous inciter à vivre honorablement dans la vertu et la modestie.

Et vous, chères amies qui êtes mariées, ne vous indignez pas d’être ainsi soumises à vos maris, car ce n’est pas toujours dans l’intérêt des gens que d’être libres. C’est ce qui ressort en effet de ce que l’ange d Dieu disait à Esdras : que ceux qui s’en étaient remis à leur libre arbitre tombèrent dans le péché, se soulevèrent contre Notre-Seigneur et piétinèrent les justes, ce qui les entraîna dans la destruction. Que celle qui a un mari doux, bon et raisonnable, et qui l’aime d’un véritable amour, remercie le Seigneur, car ce n’est pas là une mince faveur, mais le plus grand bien qu’elle puisse recevoir sur cette terre ; qu’elle mette tous ses soins à le servir, le chérir et l’aimer d’un cœur fidèle – comme il est de son devoir –, vivant dans la tranquillité et priant Dieu qu’il continue à protéger leur union et à leur garder la vie sauve. Quand à celle dont le mari n’est ni bon ni méchant, elle doit elle aussi remercier le Seigneur de ne pas lui en avoir donné un pire elle doit faire tous ses efforts pour modérer ses excès et pour vivre paisiblement selon leur rang. Et celle dont le mari est pervers, félon et méchant doit faire tout son possible pour le supporter, afin de l’arracher à sa perversité et le ramener, si elle le peut, sur le chemin de la raison et de la bonté ; et si, malgré tous ses efforts, le mari s’obstine dans le mal, son âme sera récompensée de cette courageuse patience, et tous les béniront et prendront sa défense.

Ainsi, mes chères amies, soyez humbles et patientes, et la grâce de Dieu s’étendra sur vous ; on vous en louera, et le royaume des cieux vous sera ouvert. Car saint Grégoire affirme que la patience est la porte du Paradis et la voie qui mène à Jésus-Christ. Qu’aucune de vous ne persévère opiniâtrement dans des opinions frivoles et sans fondement – dans la jalousie, dans l’entêtement, dans un langage méprisant ou dans des actions scandaleuses –, car ce sont là des choses qui troublent l’esprit et font perdre la raison, et des façons particulièrement disgracieuses et malsaines chez une femme.

Et vous, jeunes filles qui êtes vierges, soyez pures, sages et discrètes. Restez sur vos gardes ; les méchants ont déjà tendu leurs filets. Que vos yeux soient baissés, vos bouches avares de paroles ; que la pudeur inspire tous vos actes. Armez-vous de vertu et de courage contre toutes les ruses des séducteurs et fuyez leur compagnie.

Et vous, les veuves, que vos habits, votre maintien et vos paroles soient honnêtes. Soyez pieuses dans vos actes comme dans vos mœurs. Modérez vos besoins, armez-vous de patience, vous en aurez bien besoin ! Soyez fortes et résolues face aux tribulations et aux difficultés matérielles. Restez humbles de caractère, d’aspect et de paroles, et charitables dans vos actes.

Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d’humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu. Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l’éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tout ceux qui vous calomnient. Ainsi pourriez-vous dire avec le Psalmiste : " L’iniquité du méchant retombera sur sa tête. ". Repoussez ces hypocrites enjôleurs qui cherchent à vous prendre par leurs beaux discours et par toutes les ruses imaginables votre bien le plus précieux, c’est-à-dire votre honneur et l’excellence de votre réputation ! Oh ! fuyez, mesdames, fuyez cette folle passion qu’ils exaltent auprès de vous ! Fuyez-la ! Pour l’amour de Dieu, fuyez ! Rien de bon ne peut vous en arriver ; soyez certaines, au contraire, que même si le jeu en paraît plaisant, cela se terminera toujours à votre préjudice. Ne vous laissez jamais persuader du contraire, car c’est la stricte vérité. Souvenez-vous, chères amies, comment ces hommes vous accusent de fragilité, de légèreté et d’inconstance, ce qui ne les empêche point de déployer les ruses les plus sophistiquées et de s’évertuer par mille manières à vous séduire et à vous prendre, comme autant de bêtes dans leurs filets ! Fuyez, mesdames, fuyez ! Evitez ces liaisons, car sous la gaieté se cachent les poisons les plus amers, ce qui entraînent la mort. Daignez, mes très vénérées dames, accroître et multiplier les habitantes de notre Cité en recherchant la vertu et en fuyant le vice, et réjouissez-vous dans le bien. Quant à moi, votre servante, ne m’oubliez pas dans vos prières, afin que Dieu m’accorde la grâce de vivre et de persévérer ici-bas en son saint service, et qu’à ma mort il me pardonne mes grandes fautes et m’accueille dans la joie éternelle. Qu’il étende sur vous toutes cette même grâce. Amen.

Ici finit la troisième et dernière partie du Livre de la Cité des Dames.

http://expositions.bnf.fr

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