dimanche 1 juillet 2012

Sénèque Sur la clémence

[1,0] LIVRE PREMIER.

[1,1] I. Néron, je vais traiter de la clémence; je vais faire en quelque sorte les fonctions d'un miroir, et vous procurer la plus grande de toutes les jouissances, en vous montrant à vous-même. En effet, quoique la vraie récompense des bonnes actions consiste à les avoir faites, et qu'il n'y ait, hors de la vertu, aucun prix digne d'elle, c'est pourtant un plaisir d'examiner et de parcourir une conscience pure, de jeter ensuite les yeux sur cette multitude immense, pleine de discorde, séditieuse, aveugle, prête à courir également à sa perte et à celle d'autrui, si elle parvient à briser son joug; puis de se dire à soi-même : « Entre tous les mortels, je suis l'élu des dieux, l'homme de leur choix, pour les représenter sur la terre; je suis pour le genre humain entier l'arbitre de la vie et dé la mort. Le sort et l'état des hommes sont remis entre mes mains. Ce que la fortune veut donner à chaque individu, elle le déclare par ma bouche. C'est dans mes réponses que les peuples et les villes trouvent des motifs d'allégresse. Aucune région de la terre n'est florissante que par ma volonté et par ma protection. Ces milliers de glaives, retenus dans le fourreau par la paix que je maintiens, je puis d'un signe les en faire sortir. Il m'appartient de décider quelles nations seront anéanties, transportées dans d'autres lieux, affranchies ou réduites en servitude; quels rois deviendront esclaves, quels fronts seront ceints du diadème, quelles villes doivent tomber ou s'élever. Dans l'exercice d'un si vaste pouvoir, je n'ai été entraîné à ordonner d'injustes supplices ni par la colère, ni par la fougue de la jeunesse, ni par cette témérité et cette obstination des hommes, qui épuisent souvent la patience des âmes les plus calmes, ni par la vanité cruelle, mais trop commune chez les dominateurs des nations, de faire éclater leur puissance par la terreur. Chez moi, le glaive est renfermé, ou plutôt captif, tant je suis avare du sang, même le plus vil. Le titre d'homme, n'eût-on que celui-là, suffit pour trouver faveur près de moi. Ma sévérité est couverte d'un voile, tandis que ma clémence se montre toujours à découvert. Je m'observe comme si j'avais à répondre de ma conduite envers ces lois que j'ai tirées de la poussière et de l'obscurité pour les mettre au grand jour. Je suis touché de la jeunesse de l'un, des vieux jours de l'autre. Je fais grâce à la dignité de celui-ci, à l'humble condition de celui-là; et lorsque je ne trouve pas de motif de compassion, c'est pour moi-même que je pardonne. Si les dieux aujourd'hui me demandaient compte du genre humain, qu'ils m'ont confié, je serais prêt à le leur rendre. »

Oui, César, vous pouvez dire hautement que vous n'avez enlevé à l'état, soit secrètement, soit à force ouverte, rien de ce qui avait été confié à votre foi et à votre protection. Vous avez aspiré à une gloire bien rare et à laquelle aucun prince n'était encore arrivé, celle d'une vie irréprochable. Vos efforts ne sont pas perdus; votre bonté singulière n'a pas rencontré des appréciateurs ingrats ou malveillants; vous êtes payé de reconnaissance. Jamais homme n'a été aussi cher à un autre homme que vous l'êtes au peuple romain, pour lequel vous êtes et serez longtemps le plus grand de tous les biens.

Mais quel immense fardeau vous vous êtes imposé! On ne parle plus ni du divin Auguste ni des premiers temps de Tibère; on ne cherche pas hors de vous le modèle, les exemples qu'on désire vous voir imiter : ce qu'on demande, c'est que votre règne réponde à ce que promet sa première année. La tâche serait difficile si cette bonté que vous avez montrée ne vous était pas naturelle, et si vous ne vous en étiez revêtu que pour un temps; car nul ne peut constamment porter un masque. La feinte ne se soutient pas, et on revient promptement à son caractère; tandis que tout ce qui repose sur la vérité, tout ce qui a (si je puis m'exprimer ainsi) sa racine dans le vif, ne fait que croître et s'améliorer par l'action du temps. Le peuple romain était soumis à une redoutable chance lorsqu'il ignorait encore quelle direction prendrait votre heureux naturel. Maintenant on est certain de voir les vœux publics accomplis, et on n'a plus à craindre que vous tombiez tout à coup dans l'oubli de vous-même.

L'excès de la prospérité fait naître l'avidité et rend exigeant; jamais nos désirs ne sont assez modérés pour s'éteindre par la possession de ce qui en était l'objet. Un grand bien ne nous semble qu'un acheminement vers un bien plus grand encore; les espérances les plus insensées naissent de la possession ce qu'on n'osait espérer. Cependant vos concitoyens sont forcés de convenir qu'ils sont heureux, et qu'il ne leur reste à souhaiter que la perpétuité de leur bonheur. De nombreux motifs leur arrachent cet aveu, le plus pénible de tous pour les hommes; la sécurité profonde et complète dont ils jouissent, leurs droits placés hors de toute atteinte. Tous les yeux contemplent cette heureuse forme de gouvernement, qui laisse à la société toute la liberté dont elle peut jouir sans se détruire elle-même. Mais ce qui a surtout pénétré dans les premières comme dans les dernières classes, c'est l'admiration qu'excite votre clémence. En effet, chacun, selon sa situation et sa fortune, ressent ou désire plus ou moins vivement les autres bienfaits des princes; mais tous placent également leur espoir dans la clémence. Oui, personne ne se repose assez sur son innocence pour ne pas se féliciter d'avoir en perspective la clémence prête à venir au secours des erreurs humaines.(...)...

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