samedi 3 mars 2012

Les Amours Livre II Ovide

Les Amours
Ovide
Livre II

ÉLÉGIE PREMIÈRE.

J’allais chanter, sur un rythme grave, les armes et les combats sanglants ; ce sujet convenait à mes vers ; chacun d’eux était d’égale mesure. Cupidon se prit, dit-on, à rire, et en retrancha un pied. Qui t’a donné, cruel enfant, ce pouvoir sur les vers ? Poètes, nous formons le cortège des Muses, et non le tien. Que serait-ce si Vénus se couvrait de l’armure de la blonde Minerve, et si la blonde Minerve agitait les torches ardentes ? Qui pourrait sans surprise voir Cérès régner sur tes monts couronnés de bois, et le laboureur cultiver son champ sous les auspices de la Vierge au carquois ? Phébus à la belle chevelure doit-il m’apparaître armé de la lance acérée, pendant que Mars fera résonner la lyre d’Aonie ? Grand, trop grand sans doute est ton empire, cruel enfant ! Pourquoi, jeune ambitieux, prétendre à une autorité nouvelle ? Le monde entier, l’Hélicon et la vallée de Tempé ont-ils reconnu tes lois ? Apollon lui-même ne serait-il déjà plus maître de sa lyre ? Par un premier vers, je préludais noblement à un nouvel ouvrage, quand l’Amour vint aussitôt arrêter mon essor. Pour en faire le sujet de vers plus légers, je n’ai à chanter ni un jeune enfant ni une jeune fille à la longue et brillante chevelure.

Je me plaignais encore, lorsque soudain l’Amour, détachant son carquois, choisit les traits destinés à me percer ; d’un bras vigoureux il banda sur son genou son arc flexible. "Reçois, poète, me dit-il, un sujet pour tes chants." Malheureux que je suis ! les flèches d’un enfant ont atteint le but qu’il leur avait assigné : Je brûle ; l’Amour règne dans mon cœur libre jusqu’à ce jour. Mon premier vers aura six pieds et retombera sur cinq. Adieu les guerres sanglantes et le rythme qui leur convient. Muse, ton front doré ne doit ceindre que le myrthe verdoyant, et tu n’auras qu’onze pieds à moduler en deux vers.


Woodcut from the Nuremberg Chronicle 1493 http://www.beloit.edu/~nurember/book/5th_age/Folios%20XCIIIv-XCIIIIr.htm Michel Wolgemut, Wilhelm Pleydenwurff (Text: Hartmann Schedel) Cette image est dans le domaine public car son copyright a expiré.


ÉLÉGIE II.

Qui pourra me dire pourquoi ma couche me paraît si dure, pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon lit ? Pourquoi cette nuit, qui m’a paru si longue, l’ai-je passée sans goûter le sommeil ? Pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en tons sens, en proie à de vives douleurs ? Si quelque amour venait ainsi m’éprouver, nul doute, je m’en apercevrais. Veut-il me surprendre, et ce dieu rusé prépare-t-il contre moi des embûches secrètes ? Voici la vérité : dans mon sein ont pénétré ses flèches aiguës ; le cruel Amour tyrannise ce cœur dont il a pris possession. Lui céderai-je ? ou, par ma résistance, donnerai-je une force nouvelle à cette flamme soudaine ? Cédons-lui : pour qui sait le porter, un fardeau devient léger. J’ai vu, quand on mettait le tison en mouvement, la flamme, ainsi agitée, s’accroître, et je l’ai vue s’éteindre quand le mouvement cessait ; les jeunes bœufs, qui se révoltent contre le premier joug, sont plus souvent frappés que ceux qui, par l’habitude, se plaisent à le porter. On dompte avec le mors le plus dur le coursier dont la bouche est rebelle ; on fait moins sentir le frein celui qu’on voit prêt à voler aux combats. Ainsi l’Amour traite un cœur qui lui résiste encore avec plus de rigueur et de tyrannie que celui qui se reconnaît son esclave.

Eh bien ! je l’avoue ; oui, Cupidon, je suis devenu ta proie. Je tends les mains à mon vainqueur, et demande à lui obéir. Il ne s’agit plus de combattre la paix et mon pardon, voilà ce que j’implore. D’ailleurs, il n’y aurait pas de gloire pour toi à vaincre, les armes à la main, un homme désarmé. Que le myrrhe couronne ta chevelure ; attelle les colombes de ta mère ; Mars lui-même te donnera le char qui te convient. Tu le recevras aux acclamations d’un peuple qui chantera tes exploits ; alors, jeune triomphateur, tu paraîtras guidant avec adresse tes oiseaux attelés. Derrière toi marcheront de jeunes garçons enchaînés avec autant de jeunes filles ; telles seront la magnificence et la pompe de ton triomphe. Moi-même, ta dernière victime, je te suivrai avec ma récente blessure ; esclave volontaire, je traînerai ma nouvelle chaîne. Ensuite viendront, les mains liées derrière le dos, la bonne Conscience, la Pudeur, et tous ce qui ose lutter contre toi. Tu feras tout trembler sur ton passage ; le peuple, les bras tendus vers ton char, criera à haute voix "Triomphe ! " Tu auras à tes côtés les Caresses et la Fureur, cortège qui te suit toujours. C’est avec cette milice que tu soumets les hommes et les dieux ; privé de tels auxiliaires, tu serais sans pouvoir. Fière de ton triomphe, ta mère y applaudira du haut de l’Olympe ; et ses mains verseront sur son fils une pluie de roses. Les pierreries brilleront sur tes ailes ; ta chevelure en sera chargée, et, tout resplendissant d’or, tu feras voler les roues dorées de ton char. Alors, si je te connais bien, tu enflammeras encore mille cœurs ; alors tu feras, à ton passage, de nouvelles blessures. Tu le voudrais en vain ; le repos n’est pas fait pour tes flèches ; ta flamme brille jusqu’au sein des eaux. Tel était Bacchus quand il soumettait les terres que baigne le Gange. Des oiseaux peuvent traîner ton char ; au sien il fallait des tigres. Puis donc que je puis faire partie de ton divin triomphe, ne va point perdre les droits que la victoire te donne sur moi. Contemple les succès de César ton parent ; il protège, de la main qui les a vaincus, ceux dont il fut le vainqueur.

ÉLÉGIE III.

Ma prière est juste : que la jeune beauté qui vient de m’asservir, ou continue de m’aimer ou fasse que je l’aine toujours. Hélas ! c’est trop exiger encore ; qu’elle souffre seulement que je l’aime, et Vénus aura exaucé tous mes vœux. Souris, ô ma maîtresse, à l’amant qui jure d’être à jamais ton esclave ! Reçois les serments de celui qui sait aimer avec une inviolable fidélité. Si, pour me recommander à toi, je n’ai point à invoquer les grands noms d’une illustre famille ; si le premier de mes aïeux n’était qu’un simple chevalier ; si, pour labourer mes champs, je n’ai pas besoin d’innombrables charrues ; si mon père et ma mère sont forcés de vivre avec une sage économie ; que j’aie du moins pour répondants et Phébus et les neuf Sœurs, et le dieu qui inventa la vigne, et l’Amour qui te livre mon être, et ma fidélité que nulle autre ne me fera trahir, et mes mœurs innocentes, et mon cœur simple et sans détours, et la pudeur qui colore souvent mon front. Mille beautés ne me plaisent point à la fois, je ne suis pas inconstant en amour ; toi seule, tu peux m’en croire, tu seras à jamais mes seules amours ; ces années que me filent les trois Sœurs, puissé-je les passer à tes côtés ; puissé-je mourir avant que tu te plaignes de moi !

Sois l’objet heureux qui inspire mes chants, et mes vers couleront dignes de leur sujet. C’est la poésie qui a rendu célèbres et la nymphe Io, épouvantée de ses cornes naissantes, et Léda, que séduisit Jupiter sous la forme d’un cygne, et Europe qui traversa la mer sur le dos d’un taureau mensonger, tenant, de ses mains virginales, les cornes de son ravisseur. Nous aussi, nous serons chantés dans tout l’univers, et à ton nom sera toujours uni le mien.

ÉLÉGIE IV.

Ton mari doit assister au même banquet que nous ; que ce soit, je t’en conjure, le dernier souper auquel il soit présent. Ainsi, ce n’est que comme convive que je pourrai contempler ma bien-aimée ; un autre aura le privilège de la toucher. Voluptueusement couchée à ses pieds, tu réchaufferas le sein d’un autre ; ses mains, quand il le voudra, caresseront ton cou. Cesse de t’étonner si, au festin de ses noces, la belle Hippodamie entraîna aux combats les monstrueux centaures. Je n’habite point comme eux les forêts ; comme eux je ne suis point moitié homme et moitié cheval ; et pourtant je ne pourrai me défendre, je le sens, de porter sur toi une main amoureuse. Apprends toutefois ce que tu auras à faire, et garde-toi de livrer mes paroles au souffle de Eurus ou à la tiède haleine des Zéphirs.

Aie soin d’arriver avant ton mari ; je ne prévois point quel parti j’en pourrai tirer ; n’importe, arrive avant lui. Quand il sera couché près de la table, tu iras, d’un air modeste, te placer à côté de lui, et que ton pied, alors, touche en secret le mien ; aie les regards fixés sur moi ; observe tous mes mouvements et le langage de mes yeux ; recueille à la dérobée, et renvoie-moi de même ces signes de notre amour. Sans que je recoure à la parole, l’expression de mes sourcils t’expliquera ma pensée ; tu la liras sur mes doigts, tu la liras aussi dans quelques gouttes de vin répandues sur la table. Quand la pensée de nos plaisirs te viendra à l’esprit, caresse d’un doigt léger l’incarnat de tes joues ; si tu as quelque reproche à me faire, qu’au bout de ton oreille s’arrête mollement ta main ; quand mes gestes ou mes paroles te feront plaisir, aie soin, ma belle amie, de rouler ton anneau autour de ton doigt.

Que ta main touche la table, comme le sacrificateur touche l’autel. Lorsque tu appelleras sur la tête de ton mari tous les maux qu’il mérite, exige qu’il boive lui-même le vin qu’il t’aura versé ; puis, tout bas, demande à l’esclave le vin que tu préfères. Je m’emparerai le premier de la coupe que tu auras rendue ; où tes lèvres auront bu mes lèvres boiront aussi. S’il t’offrait un mets auquel il eût goûté le premier, repousse ce mets que sa bouche a touché ; ne souffre pas que ses bras, dignes d’une telle faveur, osent caresser ton cou. Sur ce cœur sans amour n’appuie point alors ta tête charmante ; que de ton sein, que de ta gorge instruite aux plaisirs, il n’approche pas un doigt téméraire. Garde-toi surtout de lui donner aucun baiser ; si tu lui en donnes un, je me déclarerais aussitôt ton amant, "Ces baisers m’appartiennent ! " m’écrierais-je, et je viendrais les lui disputer. Les caresses, je les verrai du moins ; mais celles qui seront voilées à mes regards, oh ! voilà ce que redoute mon aveugle tendresse, Que ton genou ne touche point le sien, que vos jambes ne soient jamais jointes ; ne laisse pas son pied grossier s’unir à ton pied délicat.

Malheureux ! je crains mille choses, parce que ma passion se les est permises. Ma propre expérience cause aujourd’hui mes alarmes. Que de fois, ma maîtresse et moi, nous avons su trouver sous nos vêtements un hâtif et doux plaisir ! Tu ne feras pas de même ; mais, pour m’épargner tout soupçon, dépouille tes épaules du voile heureux qui les couvre ; qu’à ta prière, ton mari boive sans cesse ; mais que des baisers n’accompagnent point tes prières. Pendant qu’il boira, ne cesse de lui verser furtivement du vin pur ; quand il sera tout-à -fait plongé dans l’ivresse et dans le sommeil, nous n’aurons à prendre conseil que du lieu et de notre passion. Lorsque tu te lèveras pour retourner chez toi, chacun de nous suivra ton exemple. Souviens-lui de te mêler à la foule ; tu m’y trouveras, ou bien je t’y trouverai ; et alors que ta douce main me touche partout où tu pourras. Hélas ! mes instructions ne doivent servir que pour quelques heures ; il faut quitter ma maigrisse, la nuit l’exigé. Il la tiendra enfermée jusqu’au jour, et moi, triste et baigné de larmes, je ne pourrai que la suivre jusqu’à cette porte cruelle. Il lui ravira des baisers, il fera même plus que de lui ravir des baisers ; les faveurs que tu lui accordes à la dérobée, il les exigera comme un droit. Ne les lui accorde au moins qu’à regret, tu le peux, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient sans amour, et que Vénus lui soit amère ! Si mes vœux, si mes désirs sont remplis, il n’éprouvera aucune jouissance ; toi, du moins, n’en éprouve aucune dans ses bras. Au reste, quelle que soit l’issue de cette nuit, assure-moi demain que tu ne lui as rien accordé.

ÉLÉGIE V

C’était l’été, le soleil avait parcouru la moitié de sa course ; je me jetai sur mon lit, cherchant le repos. Mes fenêtres n’étaient ouvertes qu’à demi ; le jour qu’elles laissaient pénétrer jusqu’à moi ressemblait à celui des bois ; tel le crépuscule qui luit encore lorsque Phébus a quitté le ciel, ou celui qui marque le passage de la nuit, à l’aurore ; c’était le demi-jour qui convient à la beauté timide, dont la pudeur craintive invoque le mystère.

Corinne vient alors, la tunique relevée, les cheveux flottants de chaque côté sur sa gorge, d’albâtre. Telle la belle Sémiramis marchait, dit-on, vers la couche nuptiale ; telle encore Laïs accueillait ses nombreux amants. Je la dépouillai de sa tunique, dont le tissu léger ne me cachait cependant aucun de ses appas. Corinne toutefois faisait, pour la garder, quelque résistance ; mais ce combat n’étant point celui d’une femme qui veut vaincre, elle consentit bientôt sans peine à être vaincue.

Lorsqu’elle parut à mes yeux sans aucun vêtement, je ne vis pas sur son corps la moindre tache. Quelles épaules ! quels bras je pus voir et toucher ! Quelle gorge parfaite il me fut donné de presser ! Sous cette poitrine sans défaut, quelle peau blanche et douce ! Quelle taille divine ! Quelle fraîcheur de jeunesse dans cette jambe ! Mais pourquoi m’arrêter sur chacun de ses appas ? Je ne vis rien qui ne méritât d’être loué ; et nul voile jaloux ne resta entre son beau corps et le mien. Est-il besoin que je dise le reste ? Épuisés de fatigue, nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre. Oh ! puissé-je souvent faire ainsi ma méridienne !

ÉLÉGIE VI.

Portier, toi que chargent, ô indignité ! de lourdes chaînes, fais rouler sur ses gonds cette porte rebelle. Ce que je te demande est peu de chose : entr’ouvre-la seulement, et que cette demi-ouverture me permette de me glisser de côté ; un long amour m’a assez aminci la taille, et a rendu mes membres assez maigres pour qu’ils puissent y passer ; c’est lui qui m’apprend à m’insinuer sans bruit au milieu, des gardes, c’est lui qui guide et protège mes pas. Autrefois je redoutais la nuit et ses vains fantômes ; je m’étonnais qu’on pût marcher au milieu des ténèbres ; alors Cupidon se prit à rire avec sa tendre mère, assez haut pour se faire entendre de moi ; puis il me dit tout bas : "Toi aussi tu deviendras brave." L’Amour vint me surprendre bientôt, et maintenant je ne crains ni les ombres qui voltigent dans la nuit ni la main meurtrière armée contre moi. Je ne redoute que ton extrême lenteur ; c’est toi seul que je veux attendrir ; dans ta main est la foudre qui peut me perdre. Regarde, fais disparaître un instant cette cruelle barrière, et tu verras comme cette porte est mouillée de mes larmes. C’est moi, tu le sais, qui, au moment où des coups allaient pleuvoir sur tes épaules nues, intercédai pour toi auprès de ta maîtresse ; les prières qui eurent autrefois tant de pouvoir pour toi, aujourd’hui, ô ingratitude ! ne peuvent-elles donc rien pour moi ? Paie-moi du service que je t’ai rendu ; voici l’occasion d’être aussi reconnaissant que tu le désires. La nuit s’écoule, fais glisser les verrous, fais-les glisser, et puisses-tu, à ce prix, être pour toujours affranchi de ta chaîne, et ne plus jamais boire l’eau des esclaves.

Portier impitoyable ! tu n’écoutes pas ma prière ! Ta porte, du chêne le plus dur, reste fermée pour moi. Que d’inébranlables portes soient nécessaires pour une ville assiégée, je le conçois ; mais au milieu de la paix, pourquoi craindre les armes ? Comment agirais-tu envers un ennemi, si tu repousses ainsi un amant ? La nuit s’écoule, fais glisser les verrous.

Je viens désarmé ; des soldats ne forment point mon escorte ; je serais seul si l’Amour ne m’accompagnait. Je voudrais l’éloigner de moi, que je n’en aurais pas, hélas ! le pouvoir ; on parviendrait plutôt à me séparer de moi-même. L’Amour, les fumées d’un peu de vin dans la tête, une couronne qui tombe de ma chevelure parfumée, voilà toutes mes armes ; qui pourrait les craindre ? Qui n’oserait les braver ? La nuit s’écoule, fais glisser les verrous.

Est-ce ta lenteur ordinaire, ou bien un sommeil contraire à mon amour, qui te rend sourd à mes prières qu’emporte le vent ? Autrefois cependant, je m’en souviens, lorsque je voulais éviter tes regards, au milieu de la nuit, tu m’apparaissais à la clarté des étoiles. Peut-être, à cette heure, une femme repose-t-elle à tes côtés. Combien alors ton sort est préférable au mien ! Que ne puis-je, à ce prix, voir tes chaînes pesantes passer de tes mains aux miennes ! La nuit s’écoule, fais glisser les verrous. Me trompé-je ? La porte n’a-t-elle point tourné sur ses gonds retentissants ? Lourdement ébranlée, ne m’a-t-elle point, de sa voix rauque, crié d’entrer ? Je me trompais, hélas ! c’est le souffle impétueux du vent qui la faisait gronder. Malheureux que je suis ! comme avec le vent s’envolent au loin mes espérances ! Borée, si tu te rappelles encore l’enlèvement d’Orithye, viens à mon aide, et renverse de ton souffle cette porte sourde à ma voix. Partout, dans la ville, règne le silence. Couvertes des perles humides de la rosée, les heures de la nuit s’avancent ; fais glisser les verrous.

Ouvre-moi, ou, plus expéditif que toi, je vais, le fer et la flamme à la main, renverser, incendier cette maison orgueilleuse. La nuit, l’Amour et le vin conseillent les moyens violents ; la nuit ne connaît point la honte, l’Amour et le vin ne connaissent point la crainte. J’ai en vain tout essayé ; prières, menaces, rien n’a pu t’émouvoir, homme plus sourd que ta porte elle-même ! Tu n’étais pas fait pour garder la maison d’une jeune beauté ; défendre l’entrée d’une affreuse prison, voilà ce qui te convenait. Déjà l’étoile du matin paraît à l’horizon, et le coq appelle à sa tâche le pauvre artisan. Toi, couronne que je détache de ma triste chevelure, reste toute la nuit sur ce seuil insensible ; en t’offrant, au point du jour, aux regards de ma maîtresse tu lui apprendras combien j’ai passé ici d’heures inutiles. Adieu, portier ; puisses-tu éprouver toi-même la douleur d’un amant repoussé ; paresseux, qui ne rougis pas d’avoir en vain fait languir mon amour, adieu. Et toi aussi, porte aux gonds cruels et inexorables, porte plus esclave que celui qui veille à ta garde, adieu.

ÉLÉGIE VII.

Charge mes mains de fers ; oui, j’ai mérité des chaînes ; si tu es mon ami, profite du moment où toute ma fureur m’a quitté. C’est la fureur qui m’a fait lever sur ma maîtresse un bras téméraire ; elle pleure maintenant, celle que j’ai blessée dans mon délire. Mes mains auraient alors frappé les auteurs chéris de mes jours, et ma colère sacrilège n’eût pas respecté les dieux immortels. Mais quoi ! Ajax, armé d’un bouclier impénétrable, n’égorgea-t-il pas des troupeaux au milieu des campagnes ? Le malheureux Oreste, qui ne put venger son père que dans le sang de sa mère, n’osa-t-il pas s’armer contre les déesses infernales ? J’ai donc pu, moi aussi, porter le désordre dans sa chevelure ? Ce désordre a-t-il rien ôté aux charmes de ma maîtresse ? Elle n’en fut que plus belle. Telle la fille de Schénée, l’arc à la main, poursuivait, dit-on, les bêtes féroces du Ménale ; telle la fille du roi de Crète, versant des larmes quand les vents rapides emportèrent à la fois et les serments et les voiles du parjure Thésée ; telle encore, sans les bandelettes qui ceignaient sa tête, telle Cassandre gisait, chaste Minerve, sur le pavé de ton temple.

Qui ne m’eût traité d’insensé, qui ne m’eût traité de barbare ? Eh bien ! elle ne me dit rien : saisie d’effroi, elle avait perdu la voix ; mais sur son visage muet, je n’en lisais pas moins des reproches ; son silence et ses larmes m’accusaient à la fois. Que n’ai-je plutôt vu mes bras se détacher de mes épaules ? Mieux eût valu pour moi perdre une partie de moi-mène. C’est contre moi qu’ont tourné mes forces et mon délire, et je suis le premier puni de ma vigueur. Ministres d’une volonté sanguinaire et criminelle, qu’ai-je encore besoin de vous ? Mains sacrilèges, supportez les fers que vous méritez. Quoi ! si j’avais frappé le dernier des Romains, j’en porterais la peine ? Ai-je donc plus de droits contre ma maîtresse ? Le fils de Tydée nous a laissé un triste monument de ses forfaits ; le premier il porta les mains sur une déesse. Je suis le second ; mais il fut moins coupable : moi, j’ai frappé celle que je disais aimer ; lui, il ne fut cruel qu’envers une ennemie.

Va, maintenant, puissant vainqueur, préparer la solennité de ton triomphe ; couronne-toi de lauriers ; rends des actions de grâces à Jupiter ; que la foule nombreuse qui escortera ton char répète à haute voix : "Gloire à ce héros superbe qui a vaincu une faible fille ! " Que devant toi marche ta triste victime, les cheveux épars, et, blanche de la tête aux pieds, n’étaient ses joues meurtries.

Mieux eût valu laisser sur sa bouche l’empreinte de mes lèvres, et sur son cou les traces d’une dent caressante ; enfin, si j’étais déchaîné comme un torrent furieux, si j’étais sous l’empire d’une fureur aveugle, n’était-ce pas assez d’effrayer par mes cris une timide beauté ? N’était-ce pas trop de faire entendre d’affreuses menaces, ou d’arracher honteusement sa tunique jusqu’à la ceinture ? Là se fut arrêtée mon audace. Mais non : j’ai eu l’affreux courage de dépouiller son front de sa chevelure, et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l’ai vue pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau dérobe aux gorges de Paros ; j’ai vu ses traits inanimés et ses membres aussi tremblants que le feuillage du peuplier agité par le vent, que le faible roseau qui s’incline sous la douce haleine du zéphyr, que l’onde dont le souffle du Notus vient rider la surface ; ses larmes, longtemps retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l’eau lorsqu’a fondu la neige. Seulement alors, je commençai à me sentir coupable : les larmes qu’elle répandait, c’était mon sang. Humble et suppliant, trois fois je voulus tomber à ses genoux, trois fois elle repoussa les mains qu’elle avait appris à redouter. Va, lui dis-je, ne m’épargne pas, ta vengeance calmera ma douleur. Que tardes-tu ? Déchire mon visage avec tes ongles ; n’épargne ni mes yeux ni ma chevelure ; que le ressentiment vienne aider tes faibles mains, ou du moins, pour effacer les traces honteuses de mon forfait, répare le désordre de ta chevelure.


ÉLÉGIE VIII.

Il est (écoutez, vous qui voulez connaître une prostituée), il est une vieille nommée Dipsa ; de son métier lui vient son nom. Jamais la mère du noir Memnon, de son char couronné de roses, ne la surprit à jeun. Savante dans l’art de la magie et dans les enchantements de Colchos, elle fait remonter vers leur source les fleuves les plus rapides ; elle connaît la vertu des plantes, celle du lin roulé autour du rhombe, et celle des traces laissées par l’ardente cavale. Elle commande, et le ciel se voile de nuages épais, elle commande, et dans le ciel serein brille l’éclat du plus beau jour ; j’ai vu, le croirez-vous ? tomber des astres une rosée de sang ; j’ai vu, tout rouge de sang, le visage de Phébé.

Je soupçonne qu’elle voltige, quoique vivante, dans les ténèbres de la nuit, et que son vieux corps se couvre de plumes ; oui, je le soupçonne, et c’est un bruit qui court. Dans ses yeux brille une double prunelle d’où jaillissent à la fois des rayons de feu. Elle évoque de leurs tombes antiques jusqu’à nos premiers ancêtres ; à sa voix la terre s’entr’ouvre. Souiller la couche pudique de l’hymen, voilà son but ; et l’éloquence ne manque pas à sa langue perfide. Le hasard me rendit un jour témoin de ses leçons ; voici ce que j’ai entendu à travers une double porte qui me cachait à ses regards :

"Sais-tu, ma belle, qu’hier tu plus à un homme jeune et riche ; il resta longtemps les yeux fixés sur ton charmant visage. Et à qui ne plairais-tu pas ? tu ne le cèdes en beauté à aucune rivale. Mais quel malheur que ta parure ne réponde pas à tant de charmes ! Je voudrais te voir aussi heureuse que tu es belle ; deviens riche, et je cesse d’être pauvre. Tu as eu à souffrir de l’étoile défavorable de Mars ; mais Mars a disparu et a fait place à Vénus, qui protège ton sexe ; vois combien son arrivée t’est propice. Un riche amant te désire et songe à te donner ce qui te manque ; sa beauté peut être comparée à la tienne ; et, s’il ne voulait acheter tes charmes, tu devrais acheter les siens."

La jeune fille rougit. La rougeur, continue la vieille, va bien à la blancheur de ton teint ; mais elle n’est utile que lorsqu’elle est feinte ; véritable, elle ne peut que nuire. Les yeux modestement baissés vers la terre, ne regarde un amant qu’à proportion de ce qu’il t’offrira. Peut-être, sous le règne de Tatius, les grossières Sabines n’auraient pas voulu se donner à plusieurs amants ; aujourd’hui Mars exerce le courage des Romains chez des peuples étrangers, et Vénus règne dans la ville de son cher Énée. Jeunes beautés, jouissez de vos charmes, celle-là seule est chaste dont personne n’a voulu ; encore, si elle n’est pas trop novice, c’est elle-même qui s’offre ; les rides qui sillonnent son front, je veux les voir disparaître ; un front ridé cache souvent bien des crimes. C’est avec un arc que Pénélope éprouvait la vigueur de ses jeunes amants, et cet arc, qui devait témoigner de leur force, était en corne. Le temps s’écoule à notre insu, fuit et nous échappe, comme se précipite le fleuve qui emporte avec lui le tribut payé à ses ondes. Il faut polir l’airain pour qu’il brille ; un beau vêtement demande à être porté ; un palais se dégrade si on l’abandonne, parce qu’il est mal situé ; la beauté, si on ne lui rend de tendres hommages, se flétrit bientôt. Et ce n’est pas assez d’un ou de deux amants : plus ils sont nombreux plus le gain est facile et sûr ; c’est au milieu d’un troupeau entier que le loup blanchi par les années cherche une riche proie. Dis-moi, que te donne ton poète, si ce n’est quelques vers ? Eh ! tu en auras des milliers à lire ; le dieu des vers lui-même, couvert d’un riche manteau d’or, pince les cordes harmonieuses d’une lyre dorée ; que celui qui te donnera de l’or soit à tes yeux plus grand que le grand Homère ; crois-moi, on a de l’esprit quand on donne ; ne dédaigne pas l’esclave qui a payé sa liberté : avoir le pied marqué de craie n’est pas un crime ; mais aussi ne te laisse point éblouir par les titres fastueux d’une antique noblesse. Amant sans fortune, emporte avec toi tes aïeux ! Quoi ! cet autre, parce qu’il sera beau, voudra une de tes nuits sans la payer ! Pour te l’apporter, qu’il aille d’abord demander de l’or à celui qui lui achète ses charmes.

Sois peu exigeante pendant que tu tends tes filets, de peur que ta proie ne t’échappe ; mais une luis pris, dispose à ton gré de tes amants. Tu peux feindre l’amour sans te nuire ; laisse croire que tu aimes ; mais prends garde que cet amour ne te rapporte rien. Refuse souvent de recevoir la nuit ; feins tantôt un mal de tête, allègue tantôt les jours consacrés à Isis. Ne fais pas attendre longtemps ton consentement, de peur qu’on ne s’habitue à se passer de toi, ou que l’Amour, trop souvent rebuté, ne se refroidisse. Que la porte, fermée aux prières, ne soit ouverte qu’aux largesses ; que l’amant accueilli entende les plaintes de l’amant repoussé. Si tu blesses ton amant, montre de la colère, comme s’il t’avait blessée le premier ; préviens ses reproches en l’accablant des tiens ; mais que ton ressentiment ne soit jamais de trop longue durée ; la colère prolongée a souvent engendré la haine. Les yeux doivent apprendre aussi l’art de pleurer, et tes joues à se tremper de larmes ; si tu veux tromper, ne crains point le parjure : Vénus rend la divinité sourde aux plaintes d’un amant trompé. Prends à ton service un esclave et une suivante habile ; qu’ils sachent indiquer ce qu’on peut acheter pour toi ; qu’ils réclament aussi pour eux quelques petits présents ; qu’ils demandent peu, mais à beaucoup de gens ; et il en sera bientôt comme d’un tas de blé que chacun contribue à grossir ; que ta sœur, ta mère et ta nourrice assiègent aussi ton amant de demandes : on amasse vite un riche butin quand plusieurs mains concourent à le former. Manques-tu de prétexte pour demander un cadeau, montre, à l’aide d’un gâteau, que c’est le jour anniversaire de ta naissance. Garde-toi surtout de laisser croire à ton amant qu’il n’a point de rival ; ôte-lui sa sécurité : sans cet aiguillon, l’amour ne dure guère. Que sur ta couche il voie les traces d’un autre possesseur de tes charmes, et, sur ta gorge meurtrie, les marques de ses lascives caresses ; qu’il voie surtout les dons que son rival t’envoya. S’il ne t’apporte rien, parle-lui de ce qu’on vend dans la rue Sacrée ; quand tu en auras tiré beaucoup de présents, dis-lui de ne pas se dépouiller de tout, et prie-le de te prêter seulement, bien décidée à ne jamais lui rendre. Que ta langue te serve à cacher ta pensée ; caresse-le pour le perdre : la douceur du miel couvre le poison subtil. Si tu suis mes conseils, fruits d’une longue expérience, si tu ne laisses point s’envoler mes paroles au souffle des vents, tu me diras souvent : "Vis Heureuse." Souvent aussi tu prieras les dieux qu’après ma mort la terre me soit légère."

Elle parlait encore lorsque mon ombre me trahit. J’eus peine à empêcher mes mains de lui arracher ses rares cheveux blancs, ses yeux, qui pleuraient le vin, et ses joues sillonnées de rides. Que les dieux te refusent un asile, t’envoient une vieillesse malheureuse, des hivers sans fin et une soif éternelle !

ÉLÉGIE IX.

Tout amant est soldat, et l’Amour a son camp ; oui, Atticus, crois-moi, tout amant est soldat ; l’âge qui convient à la guerre est aussi celui qui convient à Vénus. Honte au vieux soldat ! honte au vieil amant ! le nombre d’années qu’exige un chef dans un brave soldat est celui qu’une jeune beauté demande à l’heureux possesseur de sa couche ; ils veillent l’un et l’autre ; tous deux ils ont souvent pour lit la terre ; l’un garde la porte de sa maîtresse, l’autre celle de son général ; le soldat doit parcourir de longues routes, l’intrépide amant suivra jusqu’au bout du monde sa maîtresse, obligée de partir : il franchira les montagnes escarpées, les torrents grossis par les orages, et traversera sans crainte les neiges amoncelées ; prêt à voguer sur les mers, il ne redoutera point les vents déchaînés, il n’attendra pas le temps propice à la navigation. Quel autre qu’un soldat ou qu’un amant bravera la fraîcheur des nuits et la neige mêlée à des torrents de pluie ? L’un est envoyé comme éclaireur au-devant de l’ennemi ; l’autre a les yeux fixés sur son rival comme sur un ennemi ; celui-ci assiège des villes menaçantes, l’autre le seuil de son inflexible maîtresse ; tous deux ils enfoncent des portes d’inégale grandeur. On fut souvent vainqueur pour avoir surpris un ennemi plongé dans le sommeil, et massacré avec le fer une armée sans défense ; ainsi périrent les farouches bataillons du Thrace Rhésus ; nobles coursiers, captifs alors, vous fûtes enlevés à votre maître ! Souvent aussi les amants profitent du sommeil des maris, et tournent les armes contre un ennemi endormi ; échapper à la vigilance des gardiens, à celle de vingt Argus, voilà le triste et continuel devoir du soldat et de l’amant.

Rien de certain ni sous les drapeaux de Mars ni sous ceux de Vénus : les vaincus se relèvent et l’on voit tomber ceux que l’on croyait invulnérables. Qu’on cesse donc d’appeler l’amour de l’oisiveté ; l’amour est soumis à des épreuves de tout genre. Le grand Achille brûle pour Briséis, qu’on lui a enlevée ; pendant que sa douleur vous le permet, anéantissez, Troyens, les forces de la Grèce : Hector s’arrachait des bras d’Andromaque pour voler aux combats ; c’est la main d’une épouse qui couvrait sa tête du casque guerrier. Le premier des chefs de la Grèce, le fils d’Atrée, à la vue de la fille de Priam, les cheveux épars comme ceux d’une bacchante, resta, dit-on, dans une muette admiration. Mars lui-même fut pris dans les filets qu’avait forgés Vulcain. Nulle histoire ne fit plus de bruit dans le ciel. Moi-même j’étais paresseux et né pour une molle oisiveté ; le lit et le repos avaient énervé mon âme ; le désir de plaire à une jeune beauté mit un terme à mon apathie ; il me fallait faire mes premières armes à son service. Depuis ce temps, tous me voyez toujours agile, toujours occupé de quelque expédition nocturne. Voulez-vous ne point languir dans l’oisiveté ? aimez.

ÉLÉGIE X

Telle cette princesse qui, enlevée des bords de l’Eurotas sur des vaisseaux phrygiens, alluma entre ses deux époux le flambeau de la guerre ; telle Léda, que son immortel amant séduisit, grâce au mensonge de son blanc plumage ; telle encore Amymone parcourant, une urne sur la tête, les campagnes desséchées de l’Argolide ; telle tu étais à mes yeux. Je craignais pour toi et l’aigle et le taureau, et toutes les métamorphoses que suggéra l’Amour au grand Jupiter. Maintenant, toute crainte est évanouie ; je suis revenu de mon erreur ; tes charmes n’éblouissent plus mes yeux. D’où viens ce changement, me diras-tu ? C’est que tu trafiques de ta beauté ; voilà pourquoi tu as cessé de me plaire. Tant que tu fus naïve et candide, j’aimai et ton âme et ton corps ; tu as dégradé ton âme, et tes charmes en ont souffert. L’Amour est à la fois enfant et nu ; son âge est celui de l’innocence, et, s’il ne porte aucun vêtement, c’est pour se montrer dans toute son ingénuité. Pourquoi vouloir que l’enfant de Vénus prostitue ses faveurs ? Où pourrait-il en cacher le prix ? Il n’a point de robe. Ni Vénus ni son fils ne sont faits pour le dur métier des armes ; des dieux aussi faibles ne méritent pas une solde ; une prostituée vend au premier venu des faveurs dons le tarif est arrêté, et c’est pour de misérables richesses qu’elle livre son corps. Encore maudit-elle la tyrannie de son avare corrupteur ; et ce que vous faites de votre gré, elle ne le fait qu’à regret. Prenez exemple des animaux dépourvus de raison, et vous rougirez d’en recevoir des leçons de délicatesse : la cavale n’exige rien de l’étalon, ni la génisse du taureau ; ce n’est point par un présent que le bélier obtient les caresses de la brebis qui lui plaît. La femme seule aime à se parer des dépouilles de l’homme ; seule elle met ses nuits à prix ; seule elle se met en location ; elle vend un plaisir qui est partagé, un plaisir que tous deux recherchaient ; et son tarif est établi par elle en raison de la jouissance qu’elle se promet. Quand les plaisirs de l’amour doivent avoir pour tous deux le même charme, quelle raison pour l’un de les acheter, pour l’autre de les vendre ? Pourquoi n’y aurait-il que perte pour moi, que profit pour vous, à un jeu où l’homme et la femme font de communs efforts ? Des témoins ne peuvent sans crime se parjurer pour de l’argent ; sans crime un juge ne peut être accessible à la corruption ; c’est une honte pour un avocat de vendre son éloquence à de pauvres accusés, une honte pour un tribunal de s’enrichir, une honte pour une femme d’accroître l’héritage de ses pères des revenus de son lit, et de mettre ses charmes à l’enchère ; on doit de la reconnaissance pour une faveur gratuite ; on n’en doit aucune pour avoir foulé une couche impure : je loue, paie, et voilà tout ; une fois le prix acquitté, je ne suis plus votre obligé, votre débiteur.

Jeunes beautés, gardez-vous bien de mettre un prix à vos nuits ! Un gain mal acquis ne profite jamais. Que gagna la vestale à toucher les bracelets des Sabins ? Elle fut écrasée sous le poids de leurs armes ; un fils perça de son épée le sein qui l’avait porté, et un collier fut la cause de son crime. Sans doute il vous est permis de demander à un riche quelques présents ; il a de quoi vous faire des largesses. Dérobez quelques grappes à la vigne qui en est chargée, cueillez des fruits dans les fertiles vergers d’Alcinoüs. Ne demandez au pauvre que ses soins, ses services et sa fidélité ; un amant ne peut donner à sa maîtresse que ce qu’il possède. Célébrer dans mes vers les belles que j’en crois dignes, voilà ma fortune ; à celle que j’aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point ; on verra se déchirer les étoffes, l’or et les pierres précieuses se briser ; mais la renommée que procureront mes vers sera éternelle.

Ce qui m’indigne et me révolte, ce n’est point de donner, c’est de voir qu’on me demande. Ce que je refuse à tes prières, cesse de le vouloir, tu l’auras.

ÉLÉGIE XI.

O toi, si savante dans l’art d’achever l’édifice encore incertain d’une chevelure ! toi qu’on ne doit pas ranger dans la classe des suivantes vulgaires, Napé, toi qui, non moins habile à ménager des rendez-vous nocturnes qu’ingénieuse à remettre de tendres missives, as plus d’une fois conduit dans mes bras Corinne encore irrésolue ; toi que, dans mes embarras, j’ai trouvée toujours fidèle, prends ces tablettes, et que ce matin elles parviennent à ta maîtresse ; que ton adresse aplanisse tous les obstacles. Ton cœur n’a point la dureté du granit, ni celle du fer, et ta simplicité ne passe point non plus la mesure ordinaire ; tu as sans doute aussi senti les traits de Cupidon ; défends donc pour moi une bannière qui est déjà la tienne. Si Corinne demande ce que je fais, dis-lui que je ne vis que dans l’espérance d’obtenir une nuit d’elle ; le reste, ma main amoureuse l’a confié à la cire.

Pendant que je parle, l’heure s’enfuit ; saisis, pour lui remettre ces tablettes, l’instant où elle sera libre ; mais fais en sorte qu’elle les lise aussitôt ; observe, pendant qu’elle les lira, et ses yeux et son front. Son visage muet peut t’apprendre ma destinée ; va, sans tarder, et demande-lui une longue réponse. Je n’aime point à voir un grand espace s’étendre sur la cire comme un champ désert. Que ses lignes soient serrées, et que mes yeux soient longtemps occupés à lire cette lettre, remplie jusqu’aux dernières limites de la marge. Mais qu’ai-je besoin que ses doigts se fatiguent à manier le stylet ? qu’elle ne me réponde que ce mot : "Viens," et, j’aurai bientôt couvert de lauriers mes tablettes victorieuses, et bientôt je les aurai suspendues aux parois du temple de Vénus, avec cette inscription : "Fidèles confidentes de mes amours, Ovide vous consacre à Vénus, vous qui n’étiez naguère qu’un vil fragment d’érable."


ÉLÉGIE XII.

Pleurez mon infortune : tristement me sont revenues mes tablettes ; sa lettre m’annonce, hélas ! que la voir est impossible aujourd’hui. Les présages sont bien quelque chose : tout à l’heure le pied de Napé a, quand elle voulut sortir, heurté le seuil de la porte. Une autre vois, lorsqu’on t’enverra dehors, souviens-toi de sortir avec plus de précaution, et de garder la sobriété qui permet de marcher le pied levé. Loin de moi, tablettes maudites ! bois funèbre ! et toi, cire qui devais ne m’apporter qu’un refus. Extraite de la fleur de la longue cigüe, tu fus sans doute formée du miel impur de l’abeille de Corse ; ce n’est pas au vermillon, comme il semblait, mais bien certainement au sang, que tu devais ta couleur rouge ; allez, comme un bois inutile, embarrasser la rue ; que la première roue, en passant, vous broie sous son poids ! Non, celui qui, pour vous façonner, vous détacha de l’arbre n’avait pas les mains pures ; quelque malheureux s’y était pendu ; il fournit au bourreau ses croix infâmes ; il prêta son ombrage funèbre au hibou croassant ; sur ses branches il reçut le nid du vautour et de l’orfraie ; et c’est à sa dépouille que j’ai confié mes amours ! Et je m’en étais servi pour envoyer à ma maîtresse des paroles d’amour ! Cette cire convenait bien mieux à l’assignation qu’un juge bavard débile d’un ton farouche ; elle était bien plus propre à servir d’éphémérides à l’avare, qui n’y aurait qu’en pleurant noté la brèche faite à son trésor. Je le vois maintenant, ce n’est pas sans motif, qu’on vous appelle doubles ; et d’ailleurs ce nombre là n’était pas d’un bon augure. Que puis-je vous souhaiter dans ma colère ? Que le temps vous mine et vous ronge, et qu’une rouille immonde blanchisse enfin la cire qui vous couvre.

ÉLÉGIE XIII.

Sortant des bras du vieillard son époux, déjà paraît sur l’Océan la blonde déesse dont le char empourpré nous ramène le jour. Où cours-tu, jeune Aurore ? Arrête, et puisse, à ce prix, un combat solennel être offert chaque année par des oiseaux aux mânes de Memnon ! Voici le moment où j’aime à rester dans les bras caressants de ma maîtresse, et à unir, dans une amoureuse étreinte, sa poitrine à la mienne ; c’est l’heure où le sommeil est doux, où l’air est frais, et où le gosier flexible de Philomèle module ses chants si purs. Où cours-tu, contre le vœu des amants, contre le vœu des belles ? Retiens de ta main vermeille tes rênes humides de rosée. Avant ton lever, le nautonier observe mieux les astres, et n’erre point à l’aventure au milieu des mers. Tu parais, et le voyageur se lève, malgré ses fatigues, et sur ses armes se porte la main belliqueuse du soldat. La première tu vois le laboureur chargé de la houe ; la première tu rappelles sous le joug les bœufs au pas lent. C’est toi qui, trompant le sommeil de l’enfance, la livre au pédagogue, pour qu’elle présente sa main délicate aux coups de la férule ; c’est encore toi qui envoies la caution devant le tribunal où doit peser sur elle la responsabilité d’un seul mot. Tu es l’effroi de l’avocat et du juge, et tu les forces tous deux à quitter leur lit pour de nouveaux procès. Toi aussi, quand les femmes pourraient trouver dans le sommeil l’oubli de leurs travaux, tu appelles à filer la laine leurs mains laborieuse.

Je passerais surtout le reste ; mais, à moins d’être sans maîtresse, comment te pardonner de contraindre les belles à se lever si matin ! Combien de fois j’ai désiré que la nuit refusât de te céder la place, et que les étoiles fugitives ne se voilassent point devant toi ! Que de fois j’ai désiré que le vent fracassât ton char, ou que l’un de tes coursiers tombât embarrassé dans quelque nuage épais ! Cruelle, où cours-tu ? Si tu as eu un fils dont la peau était noire, il dut cette couleur à celle du cœur de sa mère. Quoi ! si elle n’eût point autrefois brûlé d’amour pour Céphale, croit-elle que son déshonneur nous serait inconnu ? Je voudrais qu’il fût permis à Tithon de parler de toi ; l’Olympe n’aurait jamais entendu l’histoire de si honteuses amours. C’est parce que l’âge a glacé ton époux, que tu fuis sa couche, et que tu t’élances si matin sur ce char qu’abhorre sa vieillesse ; mais si tu tenais un Céphale enlacé dans tes bras, on t’entendrait crier : "Allez lentement, coursiers de la nuit ! "

Si les années ont affaibli ton époux, faut-il que mon amour en souffre ? Est-ce moi qui t’ai mariée à un vieillard ? Vois combien d’heures de sommeil la Lune accorda à son jeune amant, et sa beauté ne le cède point à la tienne. Le maître des dieux lui-même, pour te voir moins souvent, de deux nuits n’en fit qu’une, donnant ainsi à son amour un champ plus libre.

J’avais mis fin à ces reproches, et, comme si elle m’eût entendu, son front rougissait, et pourtant le jour ne se leva pas plus tard que de coutume.

ÉLÉGIE XIV.

Je répétais chaque jour : "Cesse de teindre tes cheveux." Tu n’as plus aujourd’hui de chevelure à teindre ; pourtant, si tu l’avais voulu, qu’y aurait-il eu de plus beau que tes cheveux ? Ils descendaient jusqu’à tes genoux ; eh ! quoi ! ils étaient si fins que tu craignais de les peigner ! Tel est le tissu qui couvre les Sères au teint basané, ou le lin délicat que, de son pied flexible, déroule l’araignée suspendue à la poutre solitaire, pour y tramer sa toile déliée. Cependant leur couleur n’était point celle de l’ébène ; ce n’était pas non plus celle de l’or ; c’était seulement un mélange de toutes les deux ; telle est, dans les fraîches vallées du mont Ida, la couleur du cèdre qui a perdu son écorce. Telle était aussi leur souplesse, qu’ils se prêtaient à tous les caprices de l’art, sans jamais te causer la moindre douleur. Jamais l’aiguille ne les cassa ; jamais non plus ta dent du peigne. ’Ta coiffeuse eut-elle jamais rien à craindre pour elle ? Bien des fois j’assistai à sa toilette, et jamais elle ne saisit l’aiguille pour lui piquer les bras. Plus d’une fois aussi, le matin, ses cheveux encore en désordre, elle resta à demi-étendue sur son lit de pourpre ; son négligé même ajoutait à ses grâces, et on l’eût prise pour une bacchante de la Thrace, reposant mollement sur le vert gazon ses membres fatigués. Quoique ses cheveux fussent aussi flexibles que le duvet, combien de fois, hélas ! ils furent mis à ta torture pour devenir des tresses arrondies et serrées ! Que de fois n’ont-ils pas enduré patiemment et le fer et le feu ! Je m’écriais : "C’est un crime ! oui, un crime de brûler de tels cheveux ! Ils s’arrangent d’eux-mêmes avec grâce ; consens à épargner ta tête ; loin de toi cet art cruel ! Tes cheveux ne méritent point d’être ainsi brûlés : ils montrent d’eux-mêmes sa place à l’aiguille qui s’approche."

Elle n’est plus cette chevelure dont Apollon eût été jaloux, et que Bacchus n’eût point dédaignée pour son front. Elle n’est plus, et pourtant je ne puis ta comparer qu’à celle que soutenait la main de la belle Dioné, quand elle sortit toute nue de l’écume des flots. Pourquoi, s’ils ne te plaisaient pas, déplorer la perte de tes cheveux ? Insensée ! pourquoi ta main chagrine repousse-t-elle le miroir ? Comme autrefois, tes yeux n’aiment plus à l’interroger ; pour plaire encore, il te faut oublier le passé. Ce n’est point l’herbe enchantée d’une rivale qui causa leur perte ; une vieille sorcière ne les mouilla point de l’onde impure des sources d’Hémonie ; une maladie grave (que les dieux t’en préservent !) ne les fit point tomber ; ce n’est pas non plus la jalousie d’une rivale qui diminua leurs flots ondoyants ; la seule coupable, c’est toi, et tu es punie de ta propre faute. Oui, c’est toi-même qui sur ta tête as versé le poison. Maintenant la Germanie t’enverra les cheveux de ses esclaves ; an tribut d’une nation vaincue tu emprunteras ta parure. Lorsqu’un amant louera ta chevelure, que de fois, la rougeur au front, tu diras : "Ce qu’il vante aujourd’hui, je l’ai acheté. Je ne sais en ce moment quelle Sycambre il admire en moi ; et cependant, je m’en souviens, il fut un temps où ces éloges ne s’adressaient qu’à moi. "

Malheureux ! Qu’ai-je dit ? elle a peine à retenir ses larmes ; de sa main elle cache son visage, et la rougeur a coloré ses joues charmantes ! Sur ses genoux elle ne craint pas de contempler ces cheveux d’autrefois, si peu faits, hélas ! pour la place qu’ils occupent aujourd’hui. Ah ! que ton visage cesse de trahir le trouble de ton cœur ; le mal n’est point irréparable ; bientôt tu redeviendras belle de ta première chevelure.

ÉLÉGIE XV.

Pourquoi, mordante Envie, m’accuser de passer mes ans à ne rien faire, et appeler mes vers l’œuvre de la paresse ? Pourquoi me reprocher de ne pas marcher sur les traces de mes pères, et de ne point profiter de la vigueur de mon âge pour briguer le laurier poudreux du dieu de la guerre ; de négliger l’étude de nos lois et leur verbiage, et de ne point prostituer mon éloquence aux luttes vénales du barreau ? Les travaux dont tu parles sont périssables ; je vise, moi, à une gloire immortelle ; être célébré toujours et dans tout l’univers, voilà mon ambition.

Le chantre de Méonie vivra tant que subsisteront Ténédos et l’Ida, tant que le rapide Simoïs roulera dans la mer le tribut de ses eaux. Il vivra aussi, le poète d’Ascra, tant que la grappe mûrira à la vigne, tant que les dons de Cérès tomberont sous le tranchant de la faucille. Le monde entier chantera toujours le fils de Battus, quoiqu’il ait plus d’art que de génie. Le cothurne de Sophocle ne s’usera point. Aratus vivra aussi longtemps que le soleil et la lune. Tant que l’esclave sera fourbe, le père plein de dureté, l’entremetteuse perfide, et la courtisane caressante, Ménandre vivra. Ennius, qui ne connut point l’art, Accius, dont les accents étaient si mâles, ont un nom qui ne redoute point le temps. Quel siècle ne connaîtra Varron et le premier esquif, et cette toison conquise par le chef Ausonien ? Les vers du sublime Lucrèce ne périront que le jour où périra le monde. Tityre et les moissons, Énée et ses combats auront des lecteurs tant que Rome sera souveraine de l’univers qu’elle a conquis. Tant que l’arc et le feu seront les armes de Cupidon, on apprendra tes chants, aimable Tibulle ! Gallus sera connu des peuples du Couchant ; Gallus sera connu des peuples de l’Aurore ; partout, avec Gallus, sera connue sa Lycoris.

Ainsi, quand le Temps mine les rochers, quand il ronge la dent de la charrue laborieuse, les vers seuls échappent à la mort. Que les rois, que leurs conduites cèdent donc à la poésie ! Qu’elles lui cèdent, les rives fortunées du Tage aux flots semés d’or.

Que le vulgaire accorde son admiration à des choses méprisables ; moi, je veux que le blond Apollon me verse à pleins bords l’onde de Castalie ; que ma chevelure soit couronnée du myrrhe, ennemi des frimas, et que l’amant, tourmenté par ses feux, ne cesse de lire mes vers. Vivant, on sert de pâture à l’Envie ; elle ne vous quitte qu’à votre mort, et vous dormez alors, protégé par la gloire que vous avez méritée. Lors donc que le bûcher funèbre m’aura consumé, je ne mourrai pas, et je me survivrai dans la meilleure partie de moi-même.
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