mercredi 15 février 2012

Géographie de Strabon

Title page of Strabon's Rerum geographicarum libri XVII. I.Casaubonius recensuit. G. Xylandri recognita. Acc. E Morelli observatiunculae. Paris, Typis Reglis 1620 Domaine publique

Livre IV La Gaule Chapitre 1 La Narbonnaise

(...)
7. Bien que le fait de ces poissons qu'on peut pêcher en creusant la terre soit déjà merveilleux en lui-même, la côte que nous venons de décrire nous offre quelque chose de plus merveilleux encore si l'on peut dire. Il s'agit d'une plaine située entre Massalia et les bouches du Rhône à une distance de 100 stades de la mer, et dont le diamètre (elle est de forme circulaire) a également 100 stades. Son aspect lui a fait donner le nom de Champ des Cailloux : elle est couverte, en effet, de cailloux gros comme le poing, sous lesquels pousse de l'agrostis, en assez grande quantité pour nourrir de nombreux troupeaux. Il s'y trouve de plus vers le milieu des eaux [saumâtres qui en se concentrant] deviennent des étangs salés [et qui en s'évaporant] laissent du sel. Toute cette plaine, ainsi que le pays situé au-dessus, se trouve fort exposée aux vents, mais surtout aux ravages du mélamborée, bise glaciale assez forte, dit-on, pour soulever et faire rouler une partie de ces cailloux, voire même pour précipiter des hommes à bas de leurs chariots, en leur enlevant du coup armes et vêtements. Aristote pense que toutes ces pierres ont été vomies à la surface du sol à la suite de quelque tremblement de terre, de la nature de ceux qu'on connaît sous le nom de brastes, et qu'entraînées par leur poids elles ont tout naturellement glissé vers ce fond et s'y sont entassées. Mais, suivant Posidonius, cette plaine n'est autre chose qu'un ancien lac, dont la surface, par suite d'une agitation ou fluctuation violente, s'est solidifiée, puis disloquée en une infinité de pierres toutes également polies, toutes de même forme et de même volume, comme sont les cailloux des rivières et les galets des plages, ressemblance du reste qui avait frappé Aristote aussi bien que Posidonius, mis dont ces auteurs ont cherché la cause, chacun à sa manière. En somme, la double explication qu'ils ont donnée du phénomène offre en soi de la vraisemblance, car il faut nécessairement que des pierres ayant cet aspect et cette disposition aient perdu leur nature primitive et se soient formées d'une concrétion de l'élément liquide, ou détachées de grandes masses rocheuses par le fait de déchirures incessantes [et régulières]. Toutefois Eschyle, qui connaissait déjà le phénomène, soit pour l'avoir observé [par lui-même], soit pour en avoir entendu parler à d'autres, l'avait jugé inexplicable et comme tel l'avait converti en fable. Voici en effet ce qu'il fait dire à Prométhée dans ses vers pour indiquer à Hercule la route qu'il doit suivre du Caucase aux Hespérides :

«Puis tu rencontreras l'intrépide armée des Ligyens, et, si grande que soit ta vaillance, crois-moi, elle ne trouvera rien à redire au combat qui t'attend : à un certain moment (c'est l'arrêt du destin) les flèches te manqueront, sans que ta main puisse trouver sur le sol une seule pierre pour s'en armer, car tout ce terrain est mou. Heureusement, Jupiter aura pitié de ton embarras, il amassera au-dessous du ciel de lourds et sombres nuages, et fera disparaître la surface de la terre sous une grêle de cailloux arrondis, nouvelles armes qui te permettront alors de disperser sans peine l'innombrable armée des Ligyens».

Sur ce, Posidonius demande s'il n'eût pas mieux valu faire pleuvoir ces pierres sur les Ligyens eux-mêmes et les en écraser tous que d'imaginer qu'un héros comme Hercule ait pu avoir besoin de tant de pierres [pour se défendre !]. - Mais non, dirons-nous à notre tour, car il fallait bien donner au héros des armes innombrables, du moment qu'on lui opposait d'innombrables ennemis. Voilà donc un premier point, ce semble, sur lequel le mythographe a raison contre le philosophe ; ajoutons que tout le reste du passage échappe de même à la critique par la précaution que le poète a prise de s'y retrancher derrière un arrêt formel du destin ; et en effet, que l'on se mette une fois à discuter les arrêts de la Providence et du destin, et l'on ne trouvera que trop d'occasions semblables de dire, soit à propos des événements de la vie humaine, soit à propos des phénomènes naturels, que les choses arrangées de certaine façon eussent été mieux que comme elles sont ; qu'il eût mieux valu, par exemple, que l'Egypte dût sa fertilité à des pluies abondantes et non aux crues de l'Ethiopie, qu'il eût mieux valu aussi que Pâris, en faisant voile vers Sparte, pérît dans un naufrage au lien d'expier tardivement, sous les coups de ceux qu'il avait offensés, l'injuste enlèvement d'Hélène, et le trépas de tant de Grecs et de barbares, ce qu'Euripide n'a pas manqué de rapporter à la volonté même de Jupiter
«Car Jupiter, voulant la ruine des Troyens et le châtiment de la Grèce, avait décidé qu'il en serait ainsi».

8. Au sujet des bouches du Rhône, Polybe taxe formellement Timée d'ignorance : il affirme que ce fleuve n'a pas les cinq bouches que Timée lui prête, et qu'il n'en compte que deux en tout. Artémidore, lui, en distingue trois. Ce qu'il y a de sûr c'est que plus tard Marius s'aperçut que, par le fait des atterrissements, l'entrée du fleuve tendait à s'oblitérer et devenait difficile, et qu'il fit creuser un nouveau canal où il dériva la plus forte partie des eaux du Rhône. Il en concéda la propriété aux Massaliotes, pour les récompenser de la bravoure qu'ils avaient déployée pendant sa campagne contre les Ambrons et les Toygènes, et cette concession devint pour eux une source de grands profits, en leur permettant de lever des droits sur tous les vaisseaux qui remontent ou descendent le fleuve. Aujourd'hui, du reste, l'entrée du Rhône se trouve être tout aussi difficile à cause de la violence du courant, et par le fait des atterrissements et du peu d'élévation de la côte, qu'on a peine à apercevoir même de près par les temps couverts, ce qui a donné l'idée aux Massaliotes d'y bâtir des tours en guise de signaux. Les Massaliotes, on le voit, ont pris de toute manière possession du pays, et ce temple de Diane Ephésienne, érigé par eux aux mêmes lieux, sur un terrain choisi exprès, et dont les bouches du fleuve font une espèce d'île, est là encore pour l'attester. Signalons enfin au-dessus des bouches du Rhône un étang salé, qu'on nomme le Stomalimné, et qui abonde en coquillages de toute espèce, ainsi qu'en excellents poissons. Quelques auteurs, ceux-là surtout qui veulent que le fleuve ait sept bouches, comptent cet étang pour une, mais c'est là une double erreur ; car une montagne s'élève entre deux, qui sépare absolument l'étang du fleuve. - Ici se termine ce que nous avions à dire de l'aspect et de l'étendue de la côte comprise entre le mont Pyréné et Massalia.

9. Quant à la côte qui se prolonge dans la direction du Var et de la partie de la Ligystique attenante à ce fleuve, elle nous présente, avec les villes massaliotes de Tauroentium, d'Olbia, d'Antipolis et de Nicaea, la station navale, fondée naguère par César-Auguste sous le nom de Forum Julium : cette station se trouve située entre Olbia et Antipolis, à 600 stades de Massalia. Le Var coule entre les villes d'Antipolis et de Nicaea, mais passe à 20 stades de l'une et à 60 de l'autre, de sorte qu'en vertu de la délimitation actuelle Nicaea se trouve appartenir à l'Italie, bien qu'elle dépende effectivement de Massalia. Nous l'avons déjà dit, ce sont les Massaliotes, qui, se voyant entourés de Barbares, ont bâti ces différentes places : ils voulaient les contenir et s'assurer au moins le libre accès de la mer, puisque du côté de la terre tout était aux mains de leurs ennemis. Tout le pays, en effet, est montagneux et escarpé : il y a bien encore auprès de Massalia une plaine passablement large, mais à l'est de cette ville les montagnes se rapprochent tout à fait de la mer et serrent la côte de si près qu'elles y laissent à peine la place d'un chemin praticable. Le commencement de cette chaîne de montagnes est occupé par les Salyens ; l'autre extrémité l'est par des tribus ligyennes limitrophes de l'Italie, dont il sera parlé plus loin. Nous ferons remarquer seulement dès à présent que, bien qu'Antipolis soit située en dedans des limites de la Narbonnaise, et Nicaea en dedans des limites de l'Italie, celle-ci demeure dans la dépendance de Massalia et fait partie de la Province, tandis qu'Antipolis se trouve rangée au nombre des villes italiques, par suite d'un décret rendu contre les Massaliotes, qui l'a affranchie de leur juridiction.
(...)
12. De l'autre côté du fleuve, ce sont les Volces qui occupent la plus grande partie du pays, les Volces dits Arécomisques. Narbonne passe pour être leur port, il serait plus juste de dire qu'elle est celui de la Gaule entière, tant elle surpasse les autres villes maritimes par l'importance et l'activité de son commerce. Les Volces touchent au Rhône et voient s'étendre en face d'eux, sur la rive opposée, les possessions des Salyens et des Cavares, [disons mieux, des Cavares seuls,] car le nom de ce peuple l'a emporté sur tous les autres, et l'on commence à ne plus appeler autrement les Barbares de cette rive, lesquels d'ailleurs ne sont plus, à proprement parler, des Barbares, vu qu'ils tendent de plus en plus à prendre la physionomie romaine, adoptant tous la langue, les moeurs, voire même quelques-uns les institutions des Romains. D'autres peuples, ceux-là faibles et obscurs, s'étendent des frontières des Arécomisques au mont Pyréné. La métropole des Arécomisques, Nemausus, bien inférieure à Narbonne en ce qu'on n'y voit pas la même affluence d'étrangers et de commerçants, forme en revanche une commune, une cité plus considérable. Elle a en effet dans sa dépendance vingt-quatre bourgs, tous extrêmement populeux, et dont les habitants, unis aux siens par le sang, diminuent naturellement par leurs contributions les charges qui pèsent sur elle. De plus, comme elle jouit du droit latin, quiconque y a été revêtu de l'édilité ou de la questure devient par cela seul citoyen romain, et le même privilège dispense la nation tout entière d'obéir aux ordres des préfets envoyés de Rome. La ville de Nemausus est située sur la route même qui conduit d'Ibérie en Italie, mais cette route, excellente l'été, est toute fangeuse en hiver, voire au printemps ; il lui arrive même quelquefois d'être tout entière envahie et coupée par les eaux. Sans doute on peut passer quelques-uns des fleuves qu'on rencontre à l'aide de bacs ou de ponts, bâtis, soit en bois, soit en pierre, mais la grande difficulté consiste dans le passage des torrents : or, il n'est pas rare de voir, jusqu'à l'entrée de l'été, descendre de la chaîne des Alpes de ces torrents que produit la fonte des neiges. La route en question, avons-nous dit, a deux branches, l'une qui va droit aux Alpes en traversant le territoire des Vocontiens (c'est la plus courte), et l'autre qui longe la côte appartenant aux Massaliotes et aux Ligyens : celle-ci est, à la vérité, plus longue, mais les cols qu'elle a à franchir pour entrer en Italie sont plus faciles, parce qu'en cet endroit les montagnes commencent à s'abaisser sensiblement. Ajoutons que Nemausus se trouve à 100 stades environ de la rive droite du Rhône prise à la hauteur de Taruscon, petite ville bâtie sur la rive gauche, et qu'elle est d'autre part à 720 stades de Narbonne. Plus près maintenant du mont Cemmène, disons mieux, sur tout le versant méridional de la chaîne, d'une extrémité à l'autre, habitent les Volces Tectosages en compagnie de quelques autres peuples. Il sera question de ceux-ci plus loin : parlons d'abord des Tectosages. (...)


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